BAUDELAIRE, LE DIABLE ET MOI - Claire BARRÉ
« Émue jusqu'à la fibre de l'âme, je détaille son costume ajusté aux tons sombres, ses mains gantées, nerveuses, triturant un chapeau d'une élégance rare, son visage bouleversant. Pas exactement beau, mais infiniment séduisant. "Le beau est toujours bizarre."
Il finit par grimacer un sourire. "Bonjour, mademoiselle." Sa voix mélodieuse, plus aiguë que prévue, fait jaillir mes larmes. Désarmé, il me tend un mouchoir orné de ses initiales brodées. Je tapote mes cils, laissant sur le tissu des traces de khôl: petits soleils aux rayons noirs. Je relève les yeux vers lui : "Vous voulez coucher avec moi ?" ».
Une jeune femme dépressive et inadaptée au monde moderne signe un pacte avec le diable. Ce pacte lui permet de voyager dans le temps, à la rencontre des poètes qu'elle chérit et qu'elle s'amuse à séduire, accomplissant une sorte de tourisme sexuel temporel. Mais ces voyages ont des conséquences de plus en plus imprévisibles...
Claire Barré m'avait conquise avec son précédent (et premier) roman, Ceci est mon sexe, pour son érudition, sa fantaisie, sa folie douce, son style baroque, provoquant, tolérant, libre.
Et pour le désenchantement lumineux et vivant, que l'on retrouve totalement dans Baudelaire, le diable et moi.
Dans ce pacte avec le diable (prenant l'apparence d'Oscar Wilde), dans ces voyages à travers le temps, les époques, la littérature, pour fuir un triste quotidien/purgatoire, une dépression, une envie de réussite/de gloire/de mourir...
Un exil virtuel et temporel dans lequel Claire Barré fait exulter les corps, stimule les esprits, nous attrape par la main et nous emmène en voyage dans son imaginaire, ses fantasmes, son amour de la poésie, et des auteurs croisés/admirés par Clara B., son attachante héroïne.
Par le biais du "tourisme sexuel temporel" que pratique Clara auprès d'auteurs connus, ou moins connus, elle les ressuscite un court instant, et il me semble que le véritable plaisir réside en cela. Le fait de ne plus les voir figés quelques minutes, leur redonner vie, les laisser agir de manière spontanée, parfois crue, essentiellement humaine/vivante.
Puis, en faisant revenir Baudelaire parmi nous, Claire Barré nous pose une captivante question, si certains auteurs mythiques revenaient, leur talent serait-il reconnu de la même manière? A quoi seraient-ils "poussés" pour s'adapter à notre époque, parvenir à boucler les fins de mois?
Comment gérer, sans se perdre, ses différences, les frustrations, les affronts (pros/familiaux/amicaux...), le poids du regard/des exigences des autres, et jouer avec les règles d'un jeu mercantile pour survivre...?
C'est comme cela que Claire Barré analyse avec originalité, impertinence et intelligence l'évolution du processus d'écriture/de création, ainsi que celle de notre société de consommation, et des rapports homme/femme.
Elle nous entraîne dans une mécanique rythmée servie par son style érudit, alternant poésie, réalisme et trivialité, vers la revendication d'un droit (légitime mais parfois oublié) d'exister par soi-même et pour soi-même, de lâcher prise et se libérer des entraves, pour laisser s'envoler les ombres, et se rencontrer enfin.
"Et les gens qui mâchent du pop-corn, gavés d'émotions virtuelles, rêvant de se retrouver, un jour, sous les feux des projecteurs, assoiffés de cette gloriole qu'on nous survend partout. Tout ça parce qu'on nous martèle à coups d'images glamourisées que c'est l'éclat de la gloire qui nous donne de la valeur. Que c'est le succès, même éphémère, qui nous rend uniques. Précieux.
Que le reste - être un bon être humain, avoir un peu plus de coeur que la moyenne -, que le reste - les choses qu'on accomplit en silence, les sourires qu'on partage, les mains caressées d'un doigt tendre, les arbres qu'on contemple avec amour, les petites pierres qu'on pose sur son chemin sans qu'il y ait une caméra braquée dessus -, que le reste, tout le reste n'est rien.
Des choses inutiles qui ne peuvent pas nous rendre heureux.
Alors qu'on se demande, quand même, à bien y réfléchir, si c'est vraiment cette lumière-là, photoshopée, qui peut nous faire étinceler de bonheur."
L'auteure >> Après une formation de comédienne au Cours Simon, Claire Barré joue et écrit pour le café-théâtre et le théâtre. Un passage au Point-Virgule lui permet de se faire repérer par un producteur et de travailler pour « Les Minikeums ». Reçue au concours du Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle, elle y suit une formation de scénariste. En sortant, elle écrit pour différentes séries télé (TF1, France 2, Arte). En plus des ateliers d'écriture scénaristique qu'elle anime au CEEA, à la Fémis et à l'université Paris X, elle développe actuellement plusieurs projets pour la télévision et le cinéma, dont un film sur la femme d'Oscar Wilde (lauréat du prix Sopadin). Son premier roman, Ceci est mon sexe, est sorti chez Hugo & Cie en juin 2014.
Les éditions Robert Laffont : http://www.laffont.fr/site/page_accueil_site_editions_robert_laffont_&1.html