MAUDITS - Joyce Carol OATES
Jusqu'alors un havre de savoir, paisible autant que réputé, Princeton est encore en ce mois de juin 1905, une communauté anglo-saxonne riche et privilégiée sous tous les rapports. Mais ce matin-là, à l"heure même de son mariage, au pied de l’autel, Annabel Slade, fille et petite-fille d’une des grandes familles des lieux, est enlevée par un homme étrange, vaguement européen, plus ou moins prince et qui, en fait pourrait bien être le Diable en personne. Et Princeton ne sera plus jamais comme avant. L’affaire plonge non seulement les Slade dans la honte et le désespoir, mais elle révèle l’existence d’une série d’événements surnaturels qui, depuis plusieurs semaines, hante les habitants de la ville et ses sinistres landes voisines. Habitants parmi lesquels on compte Grover Cleveland (qui vient juste de terminer son second mandat à la Maison Blanche), Woodrow Wilson, président de l’Université, un individu compliqué obsédé par l’idée du pouvoir, ou encore le jeune socialiste Upton Sinclair et son ami Jack London, sans oublier le plus célèbre des écrivains/buveurs/fumeurs de l’époque, Samuel Clempens-Mark Twain, tous victimes de visions maléfiques. La noirceur règne parmi ces personnages formidables que Josiah, le frère d’Annabel, décidé à la retrouver, va croiser au cours de cette chronique d’une puissante et curieuse malédiction : car le Diable est vraiment entré dans la petite ville et personne n’est épargné…
Maudits est un conte tentaculaire, dans la tradition des romans gothiques de Joyce Carol Oates qui en a commencé l'écriture en 1984 quand elle a emménagé à Princeton, une des plus connues des villes universitaires du New Jersey, et s'est intéressée à son histoire. Puis elle a mis son manuscrit en stand by pour le reprendre en 2012.
Entre nous, je sais, en commençant ce billet, que je vais avoir du mal à vous parler de ce roman inclassable, de ces 808 pages (excellemment bien traduites) relatant de terribles drames/événements surnaturels provoquant la panique dans la société de Princeton entre 1905 et 1906.
Une société dont les membres font face à des évènements paranormaux, qu'ils considèrent comme une malédiction dont on se demande quelle en est l'origine... des membres confrontés, par ailleurs, à d'autres nombreux "démons", ceux de la vie quotidienne d'alors: le racisme, la ségrégation, le puritanisme, la misogynie, les différences de classes/de droits, la politique/les luttes de pouvoir...
La moitié de la population du livre est constituée de personnes ayant réellement existé: Woodrow Wilson est président de l'Université Princeton, Grover Cleveland (ex Président) et sa femme font partie du cercle, Upton Sinclair (grande figure du socialisme) a une grande partie qui lui est consacrée, Jack London, Theodore Roosevelt et Mark Twain font également quelques apparitions... Quant aux personnages inventés, ils s'intègrent parfaitement au récit et paraissent tout aussi vraisemblables.
C'est ainsi que Joyce Carol Oates mêle formidablement l'historique/le réel à l'occulte et à l'imaginaire.
Diable, vampires, esprits, apparaissent donc dans le quotidien concret, factuel et sobre de Princeton de manière totalement naturelle et crédible. D'autant plus que les faits nous sont exposés sous forme d'une enquête menée par un historien, descendant d'une de ces familles princetoniennes...
Aparté: bien que cette enquête soit bien ficelée, et certains passages scénaristiquement bien rythmés et très visuels, je ne vous dirai pas que je n'ai pas parfois trouvé la "mise en scène" un petit peu lente/longue... J'aurais bien enlevé 150 pages à ce roman ultra ambitieux, pour autant, on ne le lâche pas!
Et c'est là toute la force de l'écriture hypnotique de Joyce Carol Oates qui, au-delà de la parabole/fable qui fait autant frémir que réfléchir, matérialisant ces fantômes/symboles qui planent encore au dessus de nos têtes et peuvent frapper si l'ont fait les mauvais choix... dépeint avec férocité une société étriquée qui se confit dans ses scandales, ses chuchotements, ses non-dits, et se cache derrière ses croyances, ses valeurs et ses superstitions... Finalement, un tableau pas si éloigné de notre société actuelle...
"... les faits sont ce qu'il y a de moins révélateur sur tous les aspects de notre vie."
Les éditions Philippe Rey : http://www.philippe-rey.fr/f/index.php
Le billet de Christine Bini ici.
Et là celui de Virginie Neufville.