EN FINIR AVEC EDDY BELLEGUEULE - Édouard LOUIS
"Je suis parti en courant, tout à coup. Juste le temps d'entendre ma mère dire Qu'est-ce qui fait le débile là ? Je ne voulais pas rester à leur côté, je refusais de partager ce moment avec eux. J'étais déjà loin, je n'appartenais plus à leur monde désormais, la lettre le disait. Je suis allé dans les champs et j'ai marché une bonne partie de la nuit, la fraîcheur du Nord, les chemins de terre, l'odeur de colza, très forte à ce moment de l'année. Toute la nuit fut consacrée à l'élaboration de ma nouvelle vie loin d'ici."
Edouard Louis a 21 ans.
À 21 ans, il couche dans ces pages autofictionnelles toute la force puisée dans la dureté de son passé, et le recul qu'il a (déjà) vis à vis de cette enfance et cette adolescence différentes passées dans un village pauvre et isolé du Nord de la France.
Un village où la vie est dure, faite de difficultés financières, de chômage, de machisme, de violence verbale et/ou physique.
Un milieu pauvre et désoeuvré, fait de dominations, de virilité exacerbée, fiertés mal placées, frustrations, manques permanents, et où l'avenir est tout tracé = bouché.
Seule fenêtre sur le monde qu'on ne parcourt pas: la télé en fond sonore permanent, qui alimente les peurs, les animosités, les rancoeurs.
Eddy Bellegueule et sa famille vivent donc dans ce village défavorisé et sclérosé, une famille qui n'a pas les moyens de chauffer ni d'éclairer toutes les pièces de la maison, à l'hygiène et la santé négligées, comptant chaque centime...
Mais Eddy ne souffre pas de ce milieu, il n'a connu que cela, cependant il souffre quand même... car il voudrait se fondre dans ce décor, il voudrait être comme les autres, et ne pas se sentir "différent", ne pas subir de violences et d'insultes juste parce qu'il est maniéré...
Il sent pourtant très rapidement qu'il préfère les garçons aux filles, il lutte fort contre cette attirance, contre lui même.
Il tient des propos qui vont à l'encontre de ce qu'il ressent, pour être aimé, pour ne plus "avoir honte", ne plus "faire honte"...
Mais sa nature impose sa volonté farouche.
Et comme sa famille, et tout son entourage, sont totalement incapables de comprendre, parce qu'ils n'ont pas les bases/les outils/l'environnement pour, il n'aura d'autre choix que de s'éloigner, trouver la force de rompre, en finir avec cette image, se créer une autre/son identité... tuer Eddy Bellegueule, pour enfin devenir lui-même.
En finir avec Eddy Bellegueule est une plongée dans un univers noir au plafond bas, qui peut paraître caricatural mais qui existe...
A vrai dire, cela se passe dans le Nord de la France mais pourrait tout aussi bien se dérouler dans la misère d'une autre province reculée ou au fin fond de l'Oklahoma.
C'est l'histoire universelle d'une souffrance, d'une enfance gâchée par le rejet de la différence, et l'aveu d'un immense manque d'attention positive et de tendresse.
Mais en aucun cas Edouard Louis ne se pose en victime. Il pourrait tendre un doigt accusateur vers sa famille ou ceux qui l'ont violenté, outragé, nié. Mais non.
Il raconte (et il a du Annie Ernaux en lui), dans une plume puissante, bouleversante, crue, réaliste et encore à fleur de peau, il raconte, sans haine, sans arrogance ni pathos, avec une immense maturité.
Il tente de comprendre (et pardonne). Il cherche à analyser sociologiquement cette stigmatisation. D'avancer.
De montrer, aussi, que sa "différence" lui a permis de changer la trajectoire de son destin tout tracé.
Et de (leur) dire qu'il va bien.
C'est dur, révoltant, touchant. D'une justesse incroyable.
Edouard Louis offre ici un livre/témoignage qui devrait être lu par le plus grand nombre, afin que certains esprits étriqués entendent la voix/la douleur de ceux qu'ils fustigent.
"Les mots maniéré, efféminé, résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes: pas seulement au collège, pas uniquement de la part des deux garçons. ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétais à moi-même. Je me répétais qu'ils avaient raison. J'espérais changer. Mais mon corps ne m'obéissait pas et les injures reprenaient. Les adultes du village me disaient maniéré, efféminé, ne le disaient pas toujours comme une insulte, avec l'intonation qui la caractérise. Ils le disaient parfois avec étonnement, pourquoi choisit-il de parler, de se comporter comme une fille alors qu'il est un garçon? Il est bizarre ton fils Brigitte (ma mère) de se conduire comme ça. Cet étonnement me compressait la gorge et me nouait l'estomac. A moi aussi on me demandait pourquoi tu parles comme ça? Je feignais l'incompréhension, encore, rester silencieux - puis l'envie de hurler sans être capable de le faire, le cri, comme un corps étranger et brûlant bloqué dans mon oesophage."
site internet de l'auteur: http://edouardlouis.com