LUCIA ANTONIA, FUNAMBULE, Daniel MORVAN
Lucia Antonia... : deux prénoms.
- Sainte Lucie rompit ses voeux de fiançailles pour se consacrer au Christ... ici Lucia Antonia quitte le cirque pour se consacrer à un souvenir... (et puis Sainte Lucie, c'est aussi une petite île isolée...).
- Antonia signifie, en latin, inestimable. Et je me suis souvenu en lisant ce roman, que dans ma famille (et ailleurs), quand on a perdu quelque chose, on plaisante en disant que l'on va faire appel à St Antoine de Padoue pour le retrouver...
- Et un troisième prénom: funambule... :-)
Non mais, oui, sérieusement, funambule a autant d'importance dans sa personnalité que ses deux prénoms, car c'est le seul lien qui la rapproche encore d'Arthénice (et qui, d'ailleurs, porte le nom d'une nymphe, mais, j'arrête avec mes études étymologiques... sinon je peux aussi vous parler d'Astrée, autre personnage dans le livre :-))...
Il y a un côté tellement spirituel, lumineux et intime dans ce roman que je crois que ce n'est pas pour rien, ces prénoms et leurs significations...
L'histoire >> C’est depuis une presqu’île radieuse où le vent étincelle que Lucia Antonia consigne sur de petits carnets, par courts fragments frémissants, sa vie présente et passée. Endeuillée par la chute de sa partenaire funambule, son double lumineux, la merveilleuse Arthénice, Lucia Antonia a dû quitter le petit cirque fondé par son arrière-grand-père Alcibiade. Comme suspendue entre deux mondes, entre le ciel et la terre, les vivants et les morts, dans les miroirs des salines, elle fait la rencontre d’Eugénie et Astrée, les réfugiées magnifiques, d’un garçon voilier, qui goûte le vin et tend le fil, et d’un artiste peintre, propriétaire de l’ancien moulin, qui semble vouloir ressusciter l’image brisée d’Arthénice.
J'ai lu ici un des plus beaux témoignages sur la brutalité d'une chute, d'un deuil.
Un témoignage très digne et pudique d'un auteur/d'un homme sur la souffrance incandescente de la perte la plus douloureuse qui soit, l'absence insoutenable, la culpabilité de survivre à quelqu'un que l'on aime plus que soi-même, la tentation de le/la rejoindre... ces signes auxquels on se raccroche.
Et les tripes qui se serrent en lisant cette phrase poignante: "J'écris pour me taire et ne penser à rien"...
Cet isolement, cette mise à l'écart volontaire, pour ne pas affronter le regard de ceux "qui savent" et vous considèrent un peu comme "pestiféré(e)"... être banni(e) et se bannir soi même... et recommencer, ailleurs, dans un lieu presque "lunaire", qui donne le sentiment de ne presque plus être sur terre, et parmi des personnes déracinées, rejetées dans lesquelles elle se reconnaît...
Cette funambule qui se raccroche à ses racines, mais veut remonter sur un fil pour être encore plus proche du ciel... où elle voit le visage de sa "jumelle", ainsi que dans les tableaux d'un peintre, dont elle partage la douleur du manque.
C'est un texte magnifique qui m'a, vous l'aurez compris, beaucoup émue. Il peut étonner voire bloquer par son style, sous forme de journal intime avec de très courtes pensées, ou petits moments partagés, numérotés à la romaine. C'est effectivement "morcelé" et cela peut tenir le lecteur en retrait.
Mais Daniel Morvan me semble nous faire traverser les pages de ce livre comme elles ont été noircies, en équilibre, fermement attaché à une plume abîmée, ébréchée.
Une traversée du désert sur un fil, dans ce cirque qu'est la vie (...) par une écriture habitée (et magnifiquement éditée par Zulma).
Un livre comme une prière, une invocation, un regard vers les étoiles.
"Le fil est pour moi le lieu de la tranquillité et de la nuit. C'est sur le fil que je suis le plus proche d'Arthénice. J'y marche comme dans une forêt sans voûte étoilée pour l'éclairer. Toute pensée s'absente alors et je ne suis plus que mes pas sur un chemin de quatorze millimètres."